LES
P'TITS CHEFS:
CONTRE-MAITRES DES TEMPS MODERNES
Avec des interviews
croisées de Michel, René et Monique. Merci pour
leur participation .
Monique : c’est
une hyper-active qui stresse tout le monde. Elle peut se montrer
conciliante avec certains, mais ne peut s’empêcher de rendre
son entourage fou. Ce virus est mortel a trop fortes doses, il
faut éviter une exposition trop prolongée.
Michel :
bibliothécaire dans un lycée, c’est une sorte de
justicier pourfendant l’amusement et les bécotages intempestifs
des jeunes tourtereaux. Armé de son stylo bille bleu et
de son fidèle bloc-note, il rétablit au sein du
lycée l’ambiance martiale qu’il a connu dans son enfance
en pension.
René :
employé de l’administration aux service des sports. Il
aime : le rugby, s’agiter dans tous les sens dés que le
chef pointe le bout de son nez, et fumer deux cigarettes après
une nuit de folie avec sa femme Martine. Il n’aime pas : le foot,
quand son équipe glande au travail en même temps
que lui et la bière trop chère.
Mi chef, mi employé,
le p’tit chef est un hybride. Tout comme Bioman, il dispose de
pouvoirs spéciaux lui permettant de faire régner
l’ordre et la discipline.
Ni chef, ni employé,
le p’tit chef n’a sa place ni dans les grands bureaux luxueux
de la direction, ni (ça, c’est lui qui l’affirme) au milieu
des autres travailleurs de base.
C’est pourtant bel et bien
dans ce dernier environnement, entouré de ses incompétents
de « collègues » (appelons-les « subordonnés
», le p’tit chef préfère) que Michel, René
et Monique sévissent…
Et ça leur fout
les nerfs ! Pour le petit chef, la hiérarchie, c’est sacré.
Il faut dire que « ça fait quinze ans que j’attends
de passer chef du service, j’ai supporté les ordres et
j’ai subi, je n’ai rien dit » nous raconte René.
« Puisque j’ai pas eu cette promotion, mais juste la
direction de l’équipe, j’attends que l’on m’obéisse
et que mes subordonnés ne la ramènent pas »
ajoute-t-il avec un malicieux clin d’œil au vieux dicton «
fais aux autres ce que tu n’as pas aimé qu’ils te fassent
».
Le p’tit chef apprécie
donc les valeurs si chères à notre société
autoritaire et dirigiste. Comme le vrai chef, il ne jure que par
la hiérarchie, l’obéissance aux ordres et surtout…
les privilèges que cette autorité lui confère
(arriver plus tard que les autres, hurler selon son bon plaisir
voire laisser faire son boulot par les p’tits stagiaires de la
boîte). Même s’il ne l’avouera jamais, il porte à
son chef une véritable admiration. Que dis-je, une adoration,
un culte ! D’ailleurs , il va même jusqu’à
lui octroyer quelques gentils petits noms, signe de la complicité
supposée ou imaginaire qu’il entretient avec ce dernier
(ça peut aller de « kiki » au « grand
» et autres « capitaine »). Après tout,
il représente ce à quoi LUI aurait aimé ressembler.
Le patron, c’est un Michel, un René, une Monique qui a
- véritablement - réussi… Nous nous permettrons
d’ailleurs d’établir un lien étroit entre ceci et
le fait que nos trois comparses ne cessent de lécher leurs
patrons à la manière de groupies en chaleur.
Le petit chef est travailleur…
Non pardon ; on la refait.
Le petit chef aime son travail. Non pas qu’il le fasse bien voire
mieux que les autres, mais lui, au moins, il l’adore : c’est sa
vocation cachée, il s’accomplit, s’épanouit dans
son travail.
Monique tient à nous préciser : « Quand
je reviens des vacances, je retourne au courrier, et là…
je REVIS ! ».
Lorsqu’il doit quitter son poste, celui-ci est si traumatisé
qu’il a l’impression de trahir ses étonnantes et faramineuses
responsabilités. Effectivement, il est tellement persuadé
que le genre humain n’est rien d’autres qu’un tas d’abrutis («
ils sont tous barjots, les gens »), qu’il ne laisse aucune
marge de manœuvre à ses subordonnés :
« Fais ça comme ça, pose ça ici,
oui tu peux aller prendre ta pause (10 minutes, hein ?!), viens
par là et remonte-moi ce truc, mais qui est allé
aux toilettes sans me demander l’autorisation ?! »
constitue l’essentiel du dialogue quotidien de Monique. Il passe
tellement de temps à s’occuper – pardon : diriger – les
autres qu’il est toujours en retard sur son propre travail. Alors
forcément, il râle qu’il a « trop de boulot,
et de toutes façons, avec des incapables pareils, comment
veux-tu ne pas hurler à longueur de journée ?
».
Le problème est
qu’à force de materner ses subordonnés et donc de
les empêcher de réfléchir par eux-mêmes
– il reste inflexible sur ce sujet -, il n’est pas étonnant
de constater le manque d’autonomie des employés en présence
dudit petit chef…
A l’inverse, chaque départ prolongé de son poste
(outre le fait que tout marche mieux dans le service, que l’ambiance
y est bonne et que le travail est presque agréable) laisse
à nos trois amis un goût amer dans la bouche, comme
s’ils rendaient orphelins des enfants (de 43 ans et demi, il faut
le préciser).
Le « poste à responsabilité » que le
p’tit chef occupe n’en est pas un. Il n’y a que lui qui le croit
encore. Le plus absurde, c’est qu’il se croit irremplaçable.
Si on l’écoute, il est un « élément,
maillon indispensable », et d’ailleurs « si la boîte
marche, ce n’est pas pour rien ». Ce n’est pas qu’il soit
particulièrement influent au sein de l’entreprise ou qu’il
ait des talents spéciaux dans son travail (c’est pourtant
ce qu’il assure), loin de là. Mais on reconnaîtra
au p’tit chef une dévotion extrême et inégalée
à ce que le travail soit bien effectué (celui des
autres, bien sûr).
Le petit chef n’est généralement
pas très futé, mais il dispose de trois atouts pour
l’aider à remplir sa mission :
*Primo, il connaît
toutes les excuses foireuses pour arriver en retard puisqu’il
les a déjà toutes sorties (embouteillages, grèves,
barrages, voiture qui démarre pas, « truc que le
chef m’a demandé de faire personnellement avant d’arriver
», etc…) ce quoi lui permet de détecter tout mensonge
dans le personnel. De la même manière, il est au
courant de chaque coin de la boîte où il est possible
de… disons « faire des pauses… prolongées »
(pour les avoir fréquenté, ce qu’il fait toujours
d’ailleurs).
*Deusio, il a le droit de faire ce qu’il est interdit de faire.
Nous évoquions plus haut la manière dont le chef
et le petit chef profitaient avantageusement de leur position
hiérarchique (la hiérarchie sert-elle à autre
chose qu’à justifier des privilèges dont la masse
est coupée ?). Et bien, sachez désormais que ce
qui est prohibé ne l’est pas pour le chef (ou le petit
chef).
Ainsi, un p’tit chef peut passer une heure au téléphone
avec Paulette (emmerdant l’entourage avec des conversations criées
pour que tout le monde en profite), puis obliger les subordonnés
à se farcir pendant ¾ d’heures le compte-rendu de
sa conversation une fois qu’il a enfin raccroché et déclarer
une ½ heure après que « c’est pas possible,
on est débordé de boulot, jamais j’aurais terminé
à 16h… Il faut que vous accélériez ! »
*Tercio, le petit chef a toujours raison (tout
comme le chef d’ailleurs). Ne cherchez pas à suivre sa
logique, à comprendre les raisons d’une engueulade pour
avoir suivi à la lettre ses consignes, ni de contester
une directive, si débile soit-elle.
Si vous avez commis l’impardonnable erreur de « classer
les dossiers de 1992 par ordre chronologique » au lieu d’un
classement chronologique comme vous l’a demandé Monique,
vous aurez mérité une belle crise de nerfs. «
Mais qu’il est con, il faut les classer par numéros
d’adhérents ! ».
Ne faîtes donc pas l’erreur de bouger d’un mètre
assis sur votre chaise à roulettes, ou vous vous exposerez
à de fortes et violentes représailles : «
il ne faut pas rouler, tu vas me casser les roues ».
Vous pensiez que ça servait à rouler, des roues,
vous ? Qu’est-ce que vous pouvez être naïf…
Le chef a toujours raison.
Pas parce qu’il connaît l’étendue du savoir universel
ou possède des qualités inégalées,
on est vraiment loin du compte ! Non. Si le chef a toujours raison,
c’est parce que c’est LUI le chef. Pour le p’tit
chef, c’est pareil : il a toujours raison… sauf avec le vrai chef.
Simple comme bonjour.
A savoir : l’autorité
du (p’tit) chef est tellement illégitime, elle tient à
si peu de choses, elle est si fragile, que toute contestation
– si minime soit-elle – sera forcément prise pour une agression.
Maintenant, si vous faites fi de la logique illogique, si vous
ne voulez pas vous faire marcher sur les pieds, si l’humiliation
vous semble insupportable, si vous détestez vous excuser
d’erreurs commises par celui qui vous engueule… faîtes bien
attention, vos jours sont comptés sur votre lieux de travail.
Rappelez-vous : le chef a toujours raison. Vous êtes prévenus,
ne venez pas vous plaindre après.
Les valeurs du p’tit chef
l’empêchent de mentir au chef (le vrai) : s’il décèle
un manque de motivation ou une sale gueule qui ne lui revient
pas, il n’hésitera aucunement à en faire part à
son chef. Fayot ? Que nenni, il s’agit du RE-GLE-MENT ! «
Et le règlement, moi, je le suis à la lettre »
nous dit Michel. « La loi, c’est la loi ; la règle,
c’est la règle » continue-t-il, ce à quoi
nous pourrions ajouter « une poule, c’est une poule »,
« un chef, c’est un chef » et… « un con, c’est
un con ».
Le problème avec
le p’tit chef, tout comme le con d’ailleurs, est qu’il se reproduit
très vite dans cet environnement propice qu’est une société
autoritaire. Un « subordonné» peut en effet
se retrouver propulsé au rand de p’tit chef en un rien
de temps… sans promotion ou changement de poste.
Entendons-nous : le petit chef n’est pas forcément lié
au « grade » de l’employé. Un employé
peut faire son petit chef alors que rien ni personne ne l’y oblige.
Ok d’accord, c’est pareil pour le chef, mais bon, lui au moins,
on sait tous que c’est un ennemi ! Le p’tit chef peut donc être
Bertrand ou Giselle, employée de base tout comme Nestor.
Soyons clairs : on ne nait pas petit chef, on le devient !
A force de vivre dans une ambiance oppressante de hiérarchie,
d’ordres et de rabaissements, lorsque TOUT fonctionne au grade
de l’employé, quand le fayottage et la délation
sont de rigueur pour bien se faire voir du chef, il reste aux
employés deux solutions : accepter ou non les règles
du jeu. Ceux qui les tolèrent devront apprendre à
subir en souriant. Les autres ? Ils sont déjà plus
là… Ceux qui restent finissent généralement
par développer cette maladie, si répandue dans l’administration
: le « petit pouvoir » (nm du grec « rikikus
pourivum »). Ce petit pouvoir est en réalité
une compensation pour toutes les années de frustration
En se mettant quelques instants à la place du dominant,
on s’aperçoit bien vite que c’est plus rigolo. Pourquoi
toutes les personnes sincères, tous ces révoltés
qui juraient ne pas terminer comme les pourris qui gouvernent,
sont toutes devenues à terme (une fois arrivées
au pouvoir) des connards finis, trahissant tour à tour
leurs convictions, leurs camarades et le peuple ?! Le pouvoir
pourrit, et à moindre échelle, on le remarque aisément
: Michel, René et Monique en sont la preuve. « Le
pouvoir est maudit » disait Louise Michel, car il donne
au dominant des avantages si grands qu’il ne peut se résoudre
à les abandonner. En ce qui concerne le petit pouvoir,
il est en réalité une compensation pour toutes les
années de frustration, pour subir une autorité illégitime.
A force d’encaisser, on veut à son tour pouvoir rendre
la pareille… mais pas sur le principal intéressé
(le chef). Non, c’est les subordonnés qui vont en pâtir.
Et eux, sur qui vont-ils se venger ?! (participez à notre
grand jeu concours et recevez 5 bons de réductions sur
tout le rayon frais)
C’est si facile de « faire le chef » et de pourrir
la vie au monde entier en guise de représailles !
Michel déclare en outre, avec une étonnante sincérité
pleine d’innocence presque touchante : « Le proviseur, on
peut rien lui dire, puisque c’est le proviseur. Alors quand il
gueule à cause du désordre dans les casiers des
élèves (16 casiers pour 300 élèves,
c’est peu), je gueule à mon tour sur ces merdeux ! Et si
y’en a un qui la ramène, je lui ferme son caquet : bam
! Interdiction de bibliothèque ! pas de chahut dans les
couloirs du lycée, on ne court pas, ne s’embrasse pas,
ne rigole pas : on n’est pas là pour s’amuser, mais pour
bosser ! les punks et leurs coiffures de fous, je les prends en
cible jusqu’à ce qu’ils craquent : à l’heure qu’il
est, la bibliothèque est nettoyé de la racaille
» conclue-t-il avec un demi-sourire pincé et un regard
complice lourd de sous-entendus « du genre « vous
voyez de qui je parle, hein ? »).
Le petit chef, tout comme
le beauf, aime les phrases toutes faites : « ils sont barjots
les gens », « je suis pas raciste, mais… »,
« il parle bien le président », « les
jeunes n’ont aucun respect », « les anarchistes sont
tous des drogués », « c’était mieux
avant » voire « quelle idée d’être chômeur
alors que l’armée recrute ?». Bref, vous l’aurez
compris, le petit chef est aussi – en plus d’être chef,
ce qui est déjà pas mal – un parfait égocentrique
(« MOI, je… »). Un bel enfoiré, quoi. Il est
plus malin que tout le monde ! D’ailleurs, on se demande ce qu’il
fout au milieu de pareilles nazes…
Vous l’aurez compris, le
petit pouvoir est une philosophie, un art de vivre ; avec ses
codes et rituels. En voici d’autres exemples.
Le petit chef a tout compris
aux questions philosophiques, psychologiques ou d’actualité.
Il en a une maîtrise parfaite et totale : c’est
lui qui sait, qui a raison et qui l’affirme
haut et fort à qui veut l’entendre. Gare à ta côte
de popularité au sein du service si tu oses fournir une
précision ou référence supplémentaire
qu’il ne maîtrise pas…
Le p’tit chef déteste
qu’un « sous-gradé » prétende lui apprendre
quelque chose : essayez, vous verrez ! Comme c’est lui
et pas un autre qui occupe son poste, il sera
jugé outrageant de vouloir enrichir le savoir de Monique,
René ou Michel. Après tout, « si tu es si
malin, pourquoi qu’c’est moi le chef ? ». Logique imparable.
En revanche, si monsieur ou madame « je sais tout »
est dans l’impossibilité de vous répondre à
une question technique, n’insistez pas ! La situation est déjà
tellement pénible pour lui (imaginez qu’il a failli se
rendre compte de son incompétence, tout de même !),
il serait donc inconvenant de demander au p’tit chef des explications
plus détaillée que : « … euh… écoute
: fais-le, hein… heu… ».
Alors que le malheureux subordonné tente désespérément
de réaliser un exploit, vous ne serez pas surpris si, en
cas d’échec, le p’tit chef déclare ouvertement en
vous raillant que « c’est bien normal que ça marche
pas cette technique, c’est stupide de l’avoir tentée ».
Si on l’écoute bien,
les choses sont si simples qu’en prenant lui même les décisions
à la place des autres, le monde tournerait mieux… Pardon
? Ca vous rappelle les politiciens ? Certes, mais le petit chef,
lui, a au moins le mérite de ne faire chier que son entourage.
C’est sa seule occupation, celle à laquelle il consacre
le plus de temps. C’est ça, son vrai métier, son
travail : emmerder le monde avec son égocentricité.
En deux mots : faire chier. Ah, il le fait bien son boulot !
Bon, en conclusion, nous pouvons donc affirmer sans exagérer,
qu’à l’image du vrai chef, le petit est un con. Un vrai
!
SERF REUNOI
Toute ressemblance
avec une situation réelle ou des individus existants serait
purement fortuite.
A NOTER :
Le p’tit chef est aussi
bien sûr présent dans les groupes politiques, notamment
d’extrème-gauche, voire même « libertaires
» (c’est le nom qu’ils se donnent). Ils sont à démasquer
et il faut perdre l’habitude de ne s’en remettre qu’à eux,
car même s’ils concentrent le pouvoir, c’est bel et bien
parce que nous leurs accordons du crédit qu’ils existent.
Un chef sans subalternes pour l’écouter ou lui obéir
n’a pas de pouvoir, il redevient un individu comme tous les autres.
Comme pour les grands et gros chefs, une seule devise : Nos dirigeants
n’ont que le pouvoir que nous leur accordons. Ils ne peuvent exercer
leur tyrannie que dans la mesure où nous l’acceptons.
Alors, aux chiottes la hiérarchie, à poil l’autorité
et en avant pour la révolution sociale !
« Y’en
a pas un sur cent, on s’demande pourquoi ils existent ; la plupart
aiment leur poste, allez savoir pourquoi. Faut croire que sans
leur pouvoir, ils ne se sentent plus rien. Faudra bien qu’on les
dégage : les petits chefs ! » Féo Lerré.
Paru dans le
numero 31 du journal des JL "Il
était une fois la révolution, con!"
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