LES ANARCHISTES:
CE QU'ILS SONT ET
CE QU'ILS NE SONT PAS
Introduction des JL
Le texte que nous proposons
ici nécessite, il nous semble, quelques explications. Pourquoi
le publions-nous? Le texte est ancien (début du siècle), et
il existe d'autres ouvrages, aussi intéressants que celui-ci.
Mais, ce qui définit la culture même, est en premier lieu l'ouverture,
la découverte et le regard critique que l'on peut porter sur
les idées et sur nous-mêmes.
Sébastien Faure était un militant anarchiste de la fin du XIX°
siècle et du début du XX° ( il est décédé en 1942 ). IL faudra
donc, lorsque vous parcourerez ce texte, penser à le placer
dans le contexte de son époque. Nous pensons, par exemple, à
son style d'écriture très proche de la rhétorique avec, en plus,
un caractère très enthousiaste. Cette tendance hyperbolique
se retrouve surtout lorsqu'il fait l'éloge de certains militants
comme Proudhon, Kropotkine, etc...
Le travail militant est aussi, aujourd'hui, de critiquer et
de rediscuter de l'anarchisme.
Cette brochure comporte deux parties: "Qui sommes-nous?" et
"Ce que nous voulons". On peut considérer qu'il est élitiste,
voire prétentieux, de vouloir définir qui sont les anarchistes;
sachant de plus, que Sébastien Faure utilise le "nous" et prétend
donc parler au nom de la globalité; puis par ailleurs, il s'exclue
du groupe en le décrivant à la 3ème personne du singulier. Il
faut peut-être alors se demander quel était son objectif en
écrivant cette brochure.
Il voulait certainement combattre des stéréotypes, des préjugés.
Il voulait rendre publique une opinion. C'est une brochure qui,
à l'époque, offrait une idée générale sur des convictions et
donc par conséquent des attitudes et en expliquait les raisons.
Les anarchistes ont l'opportunité quotidienne de pouvoir discuter,
débattre, et donc faire évoluer en commun une lutte et son objectif.
C'est d'ailleurs la raison d'être de cette introduction.
Nous allons, du moins les
Jeunes Libertaires de Toulouse, porter quelques nuances au texte
qui suit.
- Sébastien Faure déclare que "quiconque nie l'autorité et le
combat est anarchiste". Être anarchiste n'a pas pour essence
de combattre l'autorité, même si ça en fait partie. Être anarchiste,
c'est être porteur d'un projet de société fondé sur le respect,
l'égalité et la solidarité; ceci avec un fonctionnement à la
base, sans chef ni Etat, ni argent ( donc sans profit ), ni
institutions religieuses ( la foi est une affaire personnelle
).
- Il développe par la suite, les trois grandes autorités qui
sont: l'État, la Propriété et la Religion ( qui sont toujours
d'actualité ). Mais, bien entendu, au vu de la différence de
contexte, le développement de cette analyse serait plus complexe
aujourd'hui. Par exemple, à la forme morale de l'autorité qu'il
définit comme étant la religion, nous ajouterions aujourd'hui
la morale républicaine, qui se caractérise concrètement par
ce que l'on nomme la citoyenneté. Cette morale possède en effet
tous les aspects d'une véritable religion avec des rites, des
écrits et ses propres dogmes.
- Enfin, Sébastien Faure développe l'idée d'une "thèse anarchiste".
Ce thème de thèse nous dérange car celui-ci implique l'existence
d'une théorie définie, fixée et sans mouvance. Et ce n'est pas
le cas, l'anarchisme n'étant pas une doctrine figée.
C'est avant tout un projet qui a la particularité d'évoluer
avec son temps, avec les gens, car c'est la base qui définit
elle-même l'organisation, et non pas une théorie qui prédomine
toutes les idées, donc les actions ( c'est le cas du marxisme
et de toutes ses mouvances ).
Les choses étant dites,
c'est à vous maintenant de lire, et de vous faire votre propre
opinion.
Le texte de Sébastien
Faure
On connaît peu les anarchistes et,
ce qui pis encore, on les connaît mal.
Interrogez cent personnes dans la rue et demandez-leur ce qu'elles
savent des anarchistes. Beaucoup répondront par un écartement
des bras ou un haussement des épaules qui exprimeront leur ignorance.
D'autres, ne voulant pas avancer qu'elles n'en savent rien et
s'estimant suffisamment renseignées par le journal dont elles
recueillent dévotement les informations, répondront :
"Les anarchistes sont de vulgaires bandits. Sans scrupules
comme sans pitié, ne respectant rien de ce qui, pour les honnêtes
gens, est sacré : la propriété, la loi, la patrie, la religion,
la morale, la famille, ils sont capables des pires actions.
Le vol, le pillage et l'assassinat sont érigés par eux en actes
méritoires.
"Ils prétendent servir un magnifique idéal : ils mentent. En
réalité, ils ne servent que leurs bas instincts et leurs passions
abjectes.
"Il se peut que dans leurs rangs se fourvoient quelques sincères.
Ceux-là sont des impulsifs, des illuminés, fanatisés par les
meneurs qui les précipitent au danger, tandis qu'eux, les lâches,
se tiennent jalousement à l'écart des responsabilités.
"Au fond, leur unique désir est de vivre sans rien faire, après
s'être emparé des biens que le travailleur économe a péniblement
épargné. Ces gens-là ne sont que des bandits et des bandits
parmi les plus dangereux et les plus méprisables, parce que,
pour dissimuler le but véritable que se proposent leurs odieux
forfaits, ils ont l'impudence d'évoquer les glorieux et immortels
principes sur lesquels il est nécessaire et désirable que repose
toute société : égalité, justice, fraternité, liberté.
"Aussi, la société , dont les anarchistes attaquent avec violence
les fondements, manquerait-elle à tous ses devoirs, si elle
ne réprimait pas avec la dernière énergie la propagande détestable
et les entreprises criminelles de ces malfaiteurs publics".
Si les privilégiés qui tremblent sans cesse de se voir ravir
les prérogatives dont ils bénéficient étaient les seuls à proférer
de tels propos, cela s'expliquerait; encore que ce langage serait
l'attestation de leur ignorance et de leur mauvaise foi.
Le malheur est que pensent et parlent de la sorte une foule,
de moins en moins considérable il est vrai, mais tout de même,
fort nombreuse encore, de pauvres diables qui n'auraient rien
à perdre et qui, au contraire, auraient tout à gagner, si l'organisation
sociale actuelle disparaissait.
Et pourtant, la littérature anarchiste est déjà copieuse et
riche en enseignements clairs, en thèses précises, en démonstrations
lumineuses.
Depuis un demi-siècle, il s'est levé toute une pléiade de penseurs,
d'écrivains et de propagandistes libertaires qui, par la parole,
par la plume et par l'action, ont répandu, en toutes langues
et en tous pays, la doctrine anarchiste, ses principes et ses
méthodes; en sorte que chacun devrait être à même d'adopter
ou de repousser l'anarchisme, mais que personne, aujourd'hui,
ne devrait l'ignorer.
C'est le sort de tous les porteurs de flambeau d'être abominablement
calomniés et persécutés ; c'est le sort de toutes les doctrines
sociales qui s'attaquent aux mensonges officiels et aux institutions
en cours, d'être dénaturées, ridiculisées et combattues à l'aide
des armes les plus odieuses.
Vers la fin du dix-huitième siècle, ce fut le cas des principaux
ouvriers de la Révolution française et des principes sur lesquels
ils prétendaient jeter les bases d'un monde nouveau ; pendant
la première moitié du dix-neuvième siècle, qui assista à l'écrasement
de la République "Une et indivisible" par l'Empire, la Restauration
et la Monarchie de Juillet, ce fut le cas des républicains,
pendant la seconde moitié du dix-neuvième siècle, qui vit éclore
et se développer le triomphe de la démocratie qu'ils entendaient
substituer au démocratisme bourgeois ; à l'aurore du vingtième
siècle qui enregistre l'accession des socialistes au pouvoir,
il est fatal que les anarchistes soient calomniés et persécutés
et que leurs conceptions, qui s'attaquent aux mensonges et aux
institutions en cours, soient dénaturées, ridiculisées et combattues
par les moyens les plus perfides.
Mais c'est le devoir des annonciateurs de la vérité nouvelle
de confondre la calomnie et d'opposer aux coups incessants du
mensonge la constante riposte de la vérité. Et, puisque les
imposteurs et les ignorants - ceux-ci sous l'influence de ceux-là
- s'obstinent à vilipender nos sentiments et à travestir nos
conceptions, je crois nécessaire d'exposer, en un raccourci
aussi net que possible : qui nous sommes, ce que nous voulons
et quel est notre idéal révolutionnaire.
Qui sommes-nous
?
On se fait des anarchistes, comme individus, l'idée la plus
fausse. Les uns nous considèrent comme d'inoffensifs utopistes,
de doux rêveurs ; ils nous traitent d'esprits chimériques, d'imaginations
biscornues, autant dire de demi-fous. Ceux-là daignent voir
en nous des malades que les circonstances peuvent rendre dangereux,
mais non des malfaiteurs systématiques et conscients.
Les autres portent sur nous un jugement très différent : ils
pensent que les anarchistes sont des brutes ignares, des haineux,
des violents et des forcenés, contre lesquels on ne saurait
trop se prémunir, ni exercer une répression trop implacable.
Les uns et les autres sont dans l'erreur.
Si nous sommes des utopistes, nous le sommes à la façon de tous
ceux de nos devanciers qui ont osé projecter sur l'écran de
l'avenir des images en contradiction avec celles de leur temps.
Nous sommes, en effet, les descendants et les continuateurs
de ces individus qui, doués d'une perception et d'une sensibilité
plus vives que leurs contemporains, ont pressenti l'aube, bien
que plongés dans la nuit. Nous sommes les héritiers de ces hommes
qui, vivant une époque d'ignorance, de misère, d'oppression,
de laideur, d'hypocrisie, d'iniquité et de haine, ont entrevu
une cité de savoir, de bien-être, de liberté, de beauté, de
franchise, de justice et de fraternité et qui, de toutes leurs
forces, ont travaillé à l'édification de cette cité merveilleuse.
Que les privilégiés, les satisfaits et toute la séquelle des
mercenaires et des esclaves intéressés au maintien et préposés
à la défense du régime dont ils sont ou croient être les profiteurs,
laissent dédaigneusement tomber l'épithète péjorative d'utopistes,
de rêveurs, d'esprits biscornus, sur les courageux artisans
et les clairvoyants constructeurs d'un avenir meilleur, c'est
leur affaire. Ils sont dans la logique des choses.
Il n'en est pas moins que, sans ces rêveurs dont nous faisons
fructifier l'héritage, sans ces constructeurs chimériques et
ces imaginations maladives - c'est ainsi qu'en tout temps ont
été qualifiés les novateurs et leurs disciples - nous en serions
aux âges depuis longtemps disparus, dont nous avons peine à
croire qu'ils aient existé, tant d'homme y était ignorant, sauvage
et misérable !
"Utopistes", parce que nous voulons que l'évolution, suivant
son cours, nous éloigne de plus en plus de l'esclavage moderne
: le salariat, et fasse du producteur de toutes les richesses
un être libre, digne, heureux et fraternel .
"Rêveurs", parce que nous prévoyons et annonçons la disparition
de l'État, dont la fonction est d'exploiter le travail, d'asservir
la pensée, d'étouffer l'esprit de révolte, de paralyser le progrès,
de briser les initiatives, d'endiguer les élans vers le mieux,
de persécuter les sincères, d'engraisser les intrigants, de
voler les contribuables, d'entretenir les parasites, de favoriser
le mensonge et l'intrigue, de stimuler les meurtrières rivalités,
et, quand il sent son pouvoir menacé, de jeter sur les champs
de carnage tout ce que le peuple compte de plus sain, de plus
vigoureux et de plus beau ?
"Esprits chimériques", "imaginations biscornues", "demi-fous",
parce que, constatant les transformations lentes, trop lentes
à notre gré, mais indéniables, qui poussent les sociétés humaines
vers de nouvelles structures édifiées sur des bases rénovées,
nous consacrons nos énergies à ébranler, pour finalement la
détruire de fond en comble, la structure de la société capitaliste
et autoritaire ?
Nous mettons au défi les esprits informés et attentifs d'aujourd'hui
d'accuser sérieusement de déséquilibre les hommes qui projettent
et qui préparent de telles transformations sociales.
Insensés, au contraire, non pas à demi mais totalement, ceux
qui s'imaginent pouvoir barrer la route aux générations contemporaines
qui roulent vers la révolution sociale, comme le fleuve se dirige
vers l'océan : il se peut qu'à l'aide de digues puissantes et
d'habiles dérivations, ces déments ralentissent plus ou moins
la course du fleuve, mais il est fatal que celui-ci tôt ou tard
se précipite dans la mer.
Non ! Les anarchistes ne sont ni des utopistes, ni des rêveurs,
ni des fous, et la preuve, c'est que partout les gouvernements
les traquent et les jettent en prison, afin d'empêcher la parole
de vérité qu'ils propagent d'aller librement aux oreilles des
déshérités, alors que, si l'enseignement libertaire relevait
de la chimère ou de la démence, il leur serait si facile d'en
faire le déraisonnable et l'absurdité.
*
* *
Certains prétendent que les anarchistes sont des brutes ignares.
Il est vrai que tous les libertaires ne possèdent pas la haute
culture et l'intelligence supérieure des Proudhon, des Bakounine,
des Élisé Reclus et des Kropotkine. Il est exact que beaucoup
d'anarchistes, frappés du péché originel des temps modernes
: la pauvreté, ont dû, de bonne heure, quitter l'école et travailler
pour vivre ; mais le fait seul de s'être élevé jusqu'à la conception
anarchiste dénote une compréhension vive et atteste un effort
intellectuel dont serait incapable une brute.
L'anarchiste lit, médite, s'instruit chaque jour. Il éprouve
le besoin d'élargir sans cesse le cercle de ses connaissances,
d'enrichir constamment sa documentation. Il s'intéresse aux
choses sérieuses ; il se passionne pour la beauté qui l'attire,
pour la science qui le séduit, pour la philosophie dont il est
altéré. Son effort vers une culture plus profonde et plus étendue
ne s'arrête pas. Il n'estime jamais en savoir assez. Plus il
apprend, plus il se plaît à s'éduquer. D'instinct, il sent que
s'il veut éclairer les autres, il faut que, tout d'abord, il
fasse provision de lumière.
Tout anarchiste est propagandiste ; il souffrirait à faire les
convictions qui l'animent et sa plus grande joie consiste à
exercer autour de lui, en toutes circonstances, l'apostolat
de ses idées. Il estime qu'il a perdu sa journée s'il n'a rien
appris ni enseigné et il porte si haut le culte de son idéal,
qu'il observe, compare, réfléchit, étudie toujours, tant pour
se rapprocher de cet idéal et s'en rendre digne, que pour être
plus en mesure de l'exposer et de le faire aimer.
Et cet homme serait une brute épaisse ? Et c'est un tel individu
qui serait d'une ignorance crasse ? Mensonge ! Calomnie !
*
* *
L'opinion la plus répandue, c'est que les anarchistes sont des
haineux, des violents. Oui et non.
Les anarchistes ont des haines ; elles sont vivaces et multiples
; mais leurs haines ne sont que la conséquence logique, nécessaire,
fatale de leurs amours. Ils ont la haine de la servitude, parce
qu'ils ont l'amour de l'indépendance ; ils détestent le travail
exploité, parce qu'ils défendent ardemment la vérité ; ils exècrent
l'iniquité, parce qu'ils ont le culte du juste; ils haïssent
la guerre, parce qu'ils bataillent passionnément pour la paix.
Nous pourrions prolonger cette énumération et montrer que toutes
les haines qui gonflent le cœur des anarchistes ont pour cause
leur inébranlable attachement à leurs convictions, que ces haines
sont légitimes et fécondes, qu'elles sont vertueuses et sacrées.
Nous ne sommes pas naturellement haineux , nous sommes, au contraire,
de cœur affectueux et sensible, de tempérament accessible à
l'amitié, à l'amour, à la solidarité, à tout ce qui est de nature
à rapprocher les individus.
Il ne saurait en être autrement, puisque le plus cher de nos
rêves et notre but, c'est de supprimer tout ce qui dresse les
hommes en une attitude de combat les uns contre les autres :
propriété, gouvernement, Église, militarisme, police, magistrature.
Notre cœur saigne et notre conscience se révolte au contraste
du dénuement et de l'opulence. Nos nerfs vibrent et notre cerveau
s'insurge à la seule évocation des tortures que subissent ceux
et celles qui, dans tous les pays et par millions, agonisent
dans les prisons et les bagnes. Notre sensibilité frémit et
tout notre être est pris d'indignation et de pitié, à la pensée
des massacres, des sauvageries, des atrocités qui, par le sang
des combattants abreuvent les champs de bataille.
Les haineux, ce sont les riches qui ferment les yeux au tableau
de l'indigence qui les entoure et dont ils sont la cause ; ce
sont les gouvernants qui, l'œil sec, ordonnent le carnage ;
ce sont les exécrables profiteurs qui ramassent des fortunes
dans le sang et la boue ; ce sont les chiens de police qui enfoncent
leurs crocs dans la chair des pauvres diables ; ce sont les
magistrats qui, sans sourciller, condamnent au nom de la loi
et de la société, les infortunés qu'ils savent être les victimes
de cette loi et de cette société.
Quant à l'accusation de violence dont on prétend nous accabler,
il suffit, pour en faire justice, d'ouvrir les yeux et de
constater que, dans le monde actuel comme dans les siècles écoulés,
la violence gouverne, domine, broie et assassine. Elle est la
règle, elle est hypocritement organisée et systématisée. Elle
s'affirme tous les jours sous les espèces et apparences du percepteur,
du propriétaire, du patron, du gendarme, du gardien de prison,
du bourreau, de l'officier, tous professionnels, sous des formes
multiples, de la force, de la violence, de la brutalité.
Les anarchistes veulent organiser l'entente libre, l'aide fraternelle,
l'accord harmonieux. Mais ils savent - par la raison, par l'histoire,
par l'expérience - qu'ils ne pourront édifier leur volonté de
bien-être et de liberté pour tous que sur les ruines des institutions
établies. Ils ont conscience que, seule, une révolution violente
aura raison des résistances des maîtres et de leurs mercenaires.
La violence devient ainsi, pour eux, une fatalité ; ils la subissent,
mais ils ne la considèrent que comme une réaction rendue nécessaire
par l'état permanent de légitime défense dans lequel se trouvent,
à toute heure, situés les déshérités.
Ce que nous voulons
L'anarchisme n'est pas
une de ces doctrines qui emmurent la pensée et excommunient
brutalement quiconque ne s'y soumet pas en tout et pour tout.
L'anarchisme est, par tempérament et par définition, réfractaire
à tout embrigadement qui trace à l'esprit des limites et encercle
la vie. Il n'y a, il ne peut y avoir ni credo, ni catéchisme
libertaires.
Ce qui existe et ce qui constitue ce qu'on peut appeler la doctrine
anarchiste, c'est un ensemble de principes généraux, de conceptions
fondamentales et d'applications pratiques sur lesquels l'accord
s'est établi entre individus qui pensent en ennemis de l'autorité
et luttent, isolément ou collectivement, contre toutes les disciplines
et contraintes politiques, économiques, intellectuelles et morales
qui découlent de celle-ci.
Il peut donc y avoir et, en fait, il y a plusieurs variétés
d'anarchistes ; mais toutes ont un trait commun qui les sépare
de toutes les autres variétés humaines. Ce point commun, c'est
la négation du principe d'autorité dans l'organisation sociale
et la haine de toutes les contraintes qui procèdent des institutions
basées sur ce principe.
Ainsi, quiconque nie l'autorité et le combat est anarchiste.
On connaît peu la conception libertaire ; on la connaît mal.
Il faut préciser et développer quelque peu ce qui précède. J'y
viens.
*
* *
Dans les sociétés contemporaines, dites bien à tort civilisées,
l'autorité revêt trois formes principales engendrant trois groupes
de contraintes :
1° la forme politique :
l'État ;
2° la forme économique : la propriété ;
3° la forme morale : la religion (1)
La première : l'État,
dispose souverainement des personnes ; la deuxième : la propriété,
règne despotiquement sur les objets ; la troisième : la religion,
pèse sur les consciences et tyrannise les volontés.
L'ETAT prend l'homme au
berceau, l'immatricule sur les registres de l'état civil, l'emprisonne
dans la famille s'il en a une, le livre à l'Assistance publique
s'il est abandonné des siens, l'enserre dans le réseau de ses
lois, règlements, défenses et obligations, en fait un sujet,
un contribuable, un soldat, parfois un détenu ou un forçat ;
enfin, en cas de guerre, un assassiné ou un assassin.
LA PROPRIETE règne
sur les objets : sol, sous-sol, moyens de production, de transport
et d'échange, toutes ces valeurs d'origine et de destination
communes sont peu à peu devenues, par la rapine, la conquête,
le brigandage, le vol, la ruse ou l'exploitation, la chose d'une
minorité. C'est l'autorité sur les choses, consacrée par la
législation et sanctionnée par la force. C'est, pour le propriétaire,
le droit d'user et d'abuser (jus utendi et abutendi), et, pour
le non possédant l'obligation, s'il veut vivre, de travailler
pour le compte et au profit de ceux qui ont tout volé. ("La
propriété, dit Proudhon, c'est le vol."). Établie par les spoliateurs
et appuyée sur un mécanisme de violence extrêmement puissant,
la loi consacre et maintient la richesse des uns et l'indigence
des autres. L'autorité sur les objets : la propriété est à ce
point criminelle et intangible que, dans les sociétés où elle
est poussée jusqu'aux extrêmes limites de son développement,
les riches peuvent tout à leur aise et impunément crever d'indigestion,
tandis que, faute de travail, les pauvres meurent de faim. ("La
richesse des uns, dit l'économiste libéral J.-B. Say, est faite
de la misère des autres.").
LA RELIGION - Ce
terme étant pris dans son sens le plus étendu et s'appliquant
à tout ce qui est dogme - est la troisième forme de l'autorité.
Elle s'appesantit sur l'esprit et la volonté ; elle enténèbre
la pensée, elle déconcerte le jugement, elle ruine la raison,
elle asservit la conscience. C'est toute la personnalité intellectuelle
et morale de l'être humain qui en est l'esclave et la victime.
Le dogme religieux ou laïc - tranche de hauts, décrète brutalement,
approuve ou blâme, prescrit ou défend sans appel : "Dieu le
veut ou ne le veut pas. - La patrie l'exige ou l'interdit. -
Le droit l'ordonne ou le condamne. - La morale et la justice
le commandent ou le prohibent.".
Se prolongeant fatalement dans le domaine de la vie sociale,
la religion crée, entretient et développe un état de conscience
et une moralité en parfait accord avec la morale codifiée, gardienne
et protectrice de la propriété et de l'État, dont elle se fait
la complice et dont elle devient, ainsi, ce que, dans certains
milieux férus de superstition, de chauvinisme, de légalité et
d'autoritarisme, on appelle volontiers "la gendarmerie préventive
et supplémentaire".
Je ne prétends point épuiser ici l'énumération de toutes les
formes de l'autorité et de la contrainte. J'en signale les essentielles
et, pour qu'on s'y retrouve plus aisément, je les classifie.
C'est tout.
*
* *
Négateurs et adversaires implacables du principe d'autorité
qui, sur le plan social, revêt une poignée de privilégiés de
la toute-puissance et met au service de cette poignée la loi
et la force, les anarchistes livrent un combat acharné à toutes
les institutions qui procèdent de ce principe et ils appellent
à cette bataille nécessaire la masse prodigieusement nombreuse
de ceux qu'écrasent, affament, avilissent et tuent ces institutions.
Nous voulons anéantir l'État, supprimer la propriété et éliminer
de la vie l'imposture religieuse, afin que, débarrassés des
chaînes dont la pesanteur écrasante paralyse leur marche, tous
les hommes puissent enfin - sans dieu ni maître et dans l'indépendance
de leurs mouvements - se diriger, d'un pas accéléré et sûr,
vers les destinées de bien-être et de liberté qui convertiront
l'enfer terrestre en un séjour de félicité.
Nous avons l'inébranlable certitude que, lorsque l'État, auquel
s'alimentent toutes les ambitions et rivalités, lorsque la propriété
qui fomente la cupidité et la haine, lorsque la religion qui
entretient l'ignorance et suscite l'hypocrisie, auront été frappés
de mort, les vices de ces trois autorités conjuguées jettent
au cœur des hommes disparaîtront à leur tour. "Morte la bête,
mort le venin !".
Alors, personne ne cherchera à commander, puisque, d'une part,
personne ne consentira à obéir, et que, d'autre part, toute
arme d'oppression aura été brisée ; nul ne pourra s'enrichir
aux dépens d'autrui, puisque la fortune particulière aura été
abolie ; prêtres menteurs et moralistes tartuffes perdront tout
ascendant, puisque la nature et la vérité auront repris leurs
droits.
Telle est, dans ses grandes lignes, la doctrine libertaire.
Voilà ce que veulent les anarchistes.
*
* *
La thèse anarchiste entraîne, dans la pratique, quelques conséquences
qu'il est indispensable de signaler.
Le rapide exposé de ces corollaires suffira à situer les anarchistes
face à tous les autres groupements, à toutes les autres thèses
et à préciser les traits par lesquels nous nous différencions
de toutes les autres écoles philosophico-sociales.
Première conséquence. Celui qui nie et combat l'autorité morale
: la religion, sans nier et combattre les deux autres, n'est
pas un véritable anarchiste et, si j'ose dire, un anarchiste
intégral, puisque, bien qu'ennemi de l'autorité morale et des
contraintes qu'elle implique, il reste partisan de l'autorité
économique et politique. Il en est de même et pour le même motif,
de celui qui nie et combat la propriété, mais admet et soutient
la légitimité et la bienfaisance de l'État et de la religion.
Il en est encore ainsi de celui qui nie et combat l'État, mais
admet et soutient la religion et la propriété.
L'anarchiste intégral condamne avec la même conviction et attaque
avec une égale ardeur toutes les formes et manifestations de
l'autorité et il s'élève avec une vigueur égale contre toutes
les contraintes que comportent celles-ci ou celles-là.
Donc, en fait comme en droit, l'anarchisme est antireligieux,
anticapitaliste (le capitalisme est la phase présentement historique
de la propriété) et antiétatiste. Il mène de front le triple
combat contre l'autorité. Il n'épargne ses coups ni à l'État,
ni à la propriété, ni à la religion. Il veut les supprimer tous
les trois.
Deuxième conséquence. Les anarchistes n'accordent aucune efficacité
à un simple changement dans le personnel qui exerce l'autorité.
Ils considèrent que les gouvernants et les possédants, les prêtres
et les moralistes sont des hommes comme les autres, qu'ils ne
sont, par nature, ni pires ni meilleurs que le commun des mortels
et que, s'ils emprisonnent, s'ils tuent, s'ils vivent du travail
d'autrui, s'ils mentent, s'ils enseignent une morale fausse
et de convention, c'est parce qu'ils sont fonctionnellement
dans la nécessité d'opprimer, d'exploiter et de mentir.
Dans la tragédie qui se joue, c'est le rôle du gouvernement,
quel qu'il soit, d'opprimer, de faire la guerre, de faire rentrer
l'impôt, de frapper ceux qui enfreignent la loi et de massacrer
ceux qui s'insurgent ; c'est le rôle du capitaliste, quel qu'il
soit, d'exploiter le travail et de vivre en parasite ; c'est
le rôle du prêtre et du professeur de morale, quels qu'ils soient,
d'étouffer la pensée, d'obscurcir la conscience et d'enchaîner
la volonté.
C'est pourquoi nous guerroyons contre les bateleurs, quels qu'ils
soient, des partis politiques, quels qu'ils soient, leur unique
effort tendant à persuader aux masses dont ils mendient les
suffrages, que tout va mal parce qu'ils ne gouvernent pas et
que tout irait bien s'ils gouvernaient.
Troisième conséquence. Il résulte de ce qui précède que, toujours
logiques, nous sommes les adversaires de l'autorité à subir.
Ne pas vouloir obéir, mais vouloir commander, ce n'est pas être
anarchiste. Refuser de laisser exploiter son travail, mais consentir
à exploiter le travail des autres, ce n'est pas être anarchiste.
Le libertaire se refuse à donner des ordres autant qu'il se
refuse à en recevoir. Il ressent pour la condition de chef autant
de répugnance que pour celle de subalterne. Il ne consent pas
plus à contraindre ou à exploiter les autres qu'à être lui-même
exploité ou contraint. Il est à égale distance du maître et
de l'esclave. Je puis même déclarer que, tous comptes faits,
nous accordons à ceux qui se résignent à la soumission les circonstances
atténuantes que nous refusons formellement à ceux qui consentent
à commander ; car les premiers se trouvent parfois dans la nécessité
- c'est pour eux, en certains cas, une question de vie ou de
mort - de renoncer à la révolte, tandis que personne n'est dans
l'obligation d'ordonner, de faire fonction de chef ou de maître.
Ici éclatent l'opposition profonde, la distance infranchissable
qui séparent les groupements anarchistes de tous les partis
politiques qui se disent révolutionnaires ou passent pour tels.
Car, du premier au dernier, du plus blanc au plus rouge, tous
les partis politiques ne cherchent à chasser du pouvoir le parti
qui l'exerce que pour s'emparer du pouvoir et en devenir les
maîtres à leur tour. Tous sont partisans de l'autorité… à la
condition qu'ils la détiennent eux-mêmes.
Quatrième conséquence. Nous ne voulons pas seulement abolir
toutes les formes de l'autorité, nous voulons encore les détruire
toutes simultanément et nous proclamons que cette destruction
totale et simultanée est indispensable.
Pourquoi ?
Parce que toutes les formes
d'autorité se tiennent ; elles sont indissolublement liées les
unes aux autres. Elles sont complices et solidaires. En laisser
subsister une seule c'est favoriser la résurrection de toutes.
Malheur aux générations qui n'auront pas le courage d'aller
jusqu'à la totale extirpation du germe morbide, du foyer d'infection
; elles verront promptement reparaître la pourriture. Inoffensif
au début, parce qu'inapparent, imperceptible et comme sans force,
le germe se développera, se fortifiera et lorsque le mal, ayant
perfidement et dans l'ombre grandi, éclatera en pleine lumière,
il faudra recommencer la lutte pour le terrasser définitivement.
Non ! non ! Pas de cote mal taillée, pas de demi-mesure, pas
de concession. Tout ou rien.
La guerre est déclarée entre les deux principes qui se disputent
l'empire du monde : autorité ou liberté. Le démocratisme rêve
d'une conciliation impossible ; l'expérience a démontré l'absurdité
d'une association entre ces deux principes qui s'excluent. Il
faut choisir.
Seuls, les anarchistes se prononcent en faveur de la liberté.
Ils ont contre eux le monde entier. N'importe ! Ils vaincront.
Sébastien Faure
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